« Il y a quelque chose qui cloche. Quelque chose qu’ils ne peuvent comprendre. Quelque chose d’étranger à leur monde. Leur monde qui je le croyais était aussi le mien. » Découvrez le texte de Chine, prix de la nouvelle fantastique de Gérardmer.

Le Festival de Gérardmer

Cette année, le Festival international du film fantastique de Gérardmer fêtait ses 30 ans, sous la présidence de Bérénice Bejo et Michel Hazanavicius. Parmi les plus grands festivals de cinéma en France et en Europe pour le genre fantastique, il projette une cinquantaine de films par an. En parallèle de la compétition des longs et courts métrages, est également organisé un concours de nouvelles fantastiques, ouvert aux étudiants de la quatrième à la terminale.

Selon la définition du festival, « la nouvelle est un écrit simple, court et intense qui présente des personnages peu nombreux, comporte des indices annonciateurs et des fausses pistes, favorise le suspense, la dramatisation et se termine par une chute originale et déroutante respectant cependant la cohérence du récit ».

Chine a gagné un prix d’écriture dans la catégorie Collège pour sa nouvelle intitulée Brasier, un texte dense et haletant où se juxtaposent deux mondes autour d’une lancinante culpabilité…

Brasier, prix de la nouvelle fantastique

Couverture du prix de la nouvelle fantastique
Couverture réalisée par Chine, alias Mahaut Lisle

J’étais assise sur une chaise, face à moi un bureau. Je ressentais mes cuisses sur le bois, qui s’étalent un peu de chaque côté, le poids de mes bras appuyant sur la table de part et d’autre de ma feuille. Parallèlement je relisais en boucle dans ma tête l’énoncé de cet exercice. Mes yeux glissaient sur ces mots, de plus en plus vite, sans pour autant en assimiler le sens. Fébrile, j’étais oppressée. Je devinai sans envie ce qui allait suivre. Un mauvais pressentiment.

Je tentai de me calmer, d’échapper à l’inévitable. Les mots devinrent des lettres, les lettres des gribouillis d’enfants. Les traits noirs s’étalaient dans tous les sens, se mouvant, m’embrouillant la vue de ma salle de classe. L’air était lourd, des mèches de cheveux me collaient aux tempes. Une sensation étrange m’oppressait la poitrine, comme en manque d’oxygène. Ma respiration se fit rapide et saccadée, j’haletai.

Mon cœur manqua un battement. Un sifflement aigu me vrillait les tympans. Toutes les lumières s’étaient allumées d’un coup, pendant une fraction de seconde. Submergée, ma tête perdit le contrôle, je perdis le contrôle, le ressenti était horrible. Mon corps se raidit, et je me sentis tomber de ma chaise. Les yeux écarquillés je chutai, incapable de me sauver. Je distinguai à peine ce qui m’entourait vraiment, vaguement des visages flous tournés vers moi. Avant d’heurter le sol, un trait blanc, aveuglant, se fendit un chemin dans tout ce noir, se propageant tel un éclair dans mon ciel. Symbole de ma douleur. Il atteignit sa cible, me reliant à elle. Cette fille qui m’avait été inconnue, et pourtant devenue familière.
Et puis, plus rien, le néant.

Photo de Vedrana, élève à Terre d'envol, collège Montessori
Photo Vedrana, élève à Terre d'envol

Je tournoyai dans le vide, l’adrénaline dans les veines, jusqu’à ce qu’elle se dissipe peu à peu en même temps que le monde commença à se stabiliser, comme à la fin d’un manège à attraction forte. Les membres engourdis je m’assis sans vraiment d’effort, grâce à une attraction gravitationnelle où les lois de la physique ne rentrent pas en jeu. Tout autour de moi s’étendait une fine couche d’eau. Les vibrations dessinaient des vaguelettes. J’étais apaisée. Chacun de mes muscles jusqu’au plus petit dont j’ignorais l’existence étaient décontractés. Ici je me sentais à ma place, dans ce monde qui est mien. Ou plutôt ce monde auquel j’appartiens. Ce monde, où tout à un sens, une place dans l’ordre des choses. Loin de la trame quotidienne de la vie humaine. Loin de ces êtres qui courent vers leur fin. Ils sont simples d’esprit. Ils connaissent leur sort, mais ne font rien pour changer. Se déresponsabilisant, protégeant leurs âmes fragiles en se voilant la face. Ils dépendent du regard des autres, incapables de sortir du troupeau. Ils se limitent eux-mêmes, se rabaissant sans cesse. Ils n’ont même pas conscience de tout ce qu’ils pourraient être, qu’ils seraient capables de bien plus grandes choses que la guerre et la quête de pouvoir.
La roue est lancée et elle finira par tous les écraser. Ils ont programmé leur propre anéantissement. Ils ont écrit leur histoire. Gaz toxiques, bombardements nucléaires, capables de décimer un continent entier rien qu’en appuyant sur un bouton. Le destin de la nouvelle génération, de la jeunesse naissante et grandissante, est tout tracé. Ils ont été condamnés par leurs ancêtres. Leur destinée ressemble à une prophétie lugubre contée par un oracle.

Destruction, disparition, renaissance : triptyque de Brasier, prix de la nouvelle fantastique

« Il y aura bien sûr la Renaissance, ceux destinés à faire renaître le monde. Ceux-là sont l’image de notre avenir. Il y aura la Disparition, les innocents condamnés à disparaître par la Destruction, destin cruel, faute à la surpopulation. Il y aura donc bien sûr la Destruction. Ce serait trop simple sinon – sourire carnassier -, s’il n’y avait que des êtres du bon côté de l’histoire. Elle viendra de l’intérieur, pour qu’ils se détruisent entre eux. Ils seront essentiels au déroulement des choses. Destruction, Disparition et Renaissance, diviseront la nouvelle génération, ils sont tous trois importants, aucun ne peut exister sans les autres. »


Les Hommes aux masques chirurgicaux bleu clair, aux blouses d’un blanc immaculé et aux gants en latex, ils appellent ça « l’épilepsie ». Lors de notre première crise, il y a de nombreux mois, ils l’ont décrété, penchés sur leurs machines qui produisent des « bip bip » incessants, sans même me regarder. J’aimerais bien pouvoir les croire, poser des mots sur mes tempêtes en leur donnant une explication logique. Mais comment pourraient-ils comprendre ce que moi-même je ne parviens pas à cerner ? Ce n’est point dû à une maladie au nom tordu. Il y a quelque chose qui cloche. Quelque chose qu’ils ne peuvent comprendre. Quelque chose d’étranger à leur monde. Leur monde qui je le croyais était aussi le mien.
J’hochais donc la tête avec un sarcasme dissimulé à chacune de leurs paroles.


La fatigue. Ce fut la première sensation qui me percuta à mon réveil. J’ouvris lentement mes lourdes paupières épuisées, comme après un long sommeil, ou comme les ailes fragiles d’un papillon quand il se pose enfin après un long vol.
De la lumière. Violente, agressant ma rétine. De l’agitation. Des gens.
Progressivement, ma vision s’éclaircit. Je levai la tête, tirant sur ma nuque engourdie. Mon crâne me lança. Des gens qui ne se sont jamais soucié de moi s’égosillaient dans la salle.
« Quelle ironie, faudrait-il donc être mort pour être aimée ? » songeais-je.
Ma tête retourna au sol, à bout d’effort, et je la laissai rouler inutilement sur le côté. C’est alors que je vis la fille, la fille à l’éclair blanc. Amory. Elle était allongée par terre à quelques mètres de moi à côté d’une table. Dans la même posture que moi, mais la tête tournée regardant dans le sens opposé. Comme si, comme moi, elle était tombée de sa chaise. Mais personne ne se préoccupait d’elle. On aurait dit que personne ne la remarquait. Personne ne la voyait jamais. Pourtant elle semblait en plus piteux état que moi. Je savais déjà que le lendemain elle reviendrait avec des bleus et hématomes à cause de la chute, alors que moi je n’aurais rien.
Sans vraiment savoir pourquoi, une étrange culpabilité m’envahit. J’avais honte. Le genre de honte qui te fait baisser les yeux, serrant les points de rage contre toi-même. Bien que j’ignore ce que j’aurais pu faire pour éviter ça. « Qu’ai-je fait ? » Sincèrement, cette question méritait une réponse, car je n’en avais aucune idée. Ou plutôt : « Ai-je fait ? ».


Les semaines passèrent, sans incidents majeurs. Les vacances d’octobre se dessinaient à l’horizon. Je récupérai des affaires dans mon casier, quand un gars du lycée que j’avais déjà croisé dans les couloirs m’interpela.

Double et univers parallèles dans la nouvelle de Chine

– Eh fillette ! Décale, j’veux prendre un truc dans mon casier ! dit-il d’une voix trainante.
Il devait bien avoir une tête de plus que moi, et il me surplombait.

– Des clous, rétorquais-je, tu peux très bien y accéder sans que je me décale.
Il fronça les sourcils et fit un pas vers moi. Je savais que je ne ferais pas le poids. C’est à ce moment-là qu’Amory surgit à ma gauche, me saisit le poignet, me tira d’une main, en refermant mon casier de l’autre. Le gars n’eut sûrement pas le temps de l’apercevoir, ou bien il ne la voyait tout simplement pas. De toute manière nous partîmes aussitôt en courant à travers le bâtiment, nous enfuyant comme des enfants. Nous avons grimpé toutes les marches des escaliers deux à deux, arrivant en haut, tout en haut sur le toit du lycée, à bout de souffle et en rigolant. Nous nous tenions toujours par la main et pliées en deux de rire nous nous laissions glisser au sol le dos contre le mur extérieur de la cage d’escalier. La vue était plutôt pas mal.
Je pris étrangement pleinement conscience du contact de nos deux mains, c’était agréable. Je la regardais de côté, le sourire aux lèvres.
Cela nous a pris un moment de nous rapprocher, d’abord méfiantes tous les deux, un peu sur la défensive. Mais nous sommes finalement devenues proches.
Mais le moment était trop parfait, je sentis un malaise s’emparer de moi, m’emprisonnant la gorge. Je ne méritais pas cet instant de bonheur, pas après l’avoir blessée. Justement, à ce moment-là, une crise survint. Comme l’éclair, un fin fil d’araignée se répandit de mon coeur à mon épaule, à mon coude, à mes doigts, me reliant à elle. Ce lien était et sera toujours là, à chaque seconde de ma vie. La douleur familière se propagea dans mes veines aux siennes, partageant ce fardeau que moi seule devrai porter. Je plongeais, nous plongions… en apnée, dans cet autre monde.
Des grands buildings en feu m’entouraient,
« Il n’y a pas de vaillants héros sans méchants déchirés »
Des centrales nucléaires s’écroulaient,
« Renaissance, leur devoir est de faire renaitre le Phoenix de ses cendres. Disparition, leurs pertes sont un sacrifice. Destruction, leur mission est de mettre à feu et à sang le monde »
Des centres de données explosaient.


Je me réveillai en sueur, avec un goût de fumée et de fer dans la bouche. Amory était étalée sur le sol du toit. Je voyais flou. Je sentis l’urgence monter.

– Amy ?
Elle ne revint pas à elle-même.

– Amory ?!
Je commençai à paniquer, on pouvait entendre ma voix se casser sur son prénom. J’hurlais intérieurement, mais personne sur Terre ne pouvait comprendre ma souffrance. Personne ne connaissait Amory, personne n’aurait pu la rencontrer, à moins de la distinguer à travers moi. Car nous ne sommes qu’une. Ce jour-là je m’imaginai perdre une part de moi, je crus m’être détruite moi-même. Ce scénario me parut si réel que j’en pleurais. Mais alors que les larmes silencieuses du deuil roulèrent sur mes joues, elle frémit, une petite étincelle. Finalement, elle reprit connaissance après de longues minutes, elle allait bien. Mais à son réveil elle eut beau m’assurer qu’elle allait bien, je ne tenais plus en place, ne parvenant pas à me calmer. Je me levai, prenant appui sur mes jambes tremblantes, et je partis à reculons vers l’autre extrémité du toit. J’étais convaincue qu’il fallait que je m’éloigne d’elle pour ne plus la blesser. Mais elle ne voulait pas me laisser partir me hélant en criant à travers la trentaine de mètres qui nous séparaient pour se faire entendre. Mais elle ne comprenait pas, elle ne pouvait pas comprendre que c’était moi le monstre. Je me retournai d’un bon, les larmes aux yeux, et lui criai :

– Non ça ne va pas ! Rien ne va ! J’aurais pu te tuer !

– N’importe quoi, arrête ça, je vais bien et jamais tu ne me tueras !
Mais ses mots ne m’atteignaient pas, j’étais résolue à utiliser la manière forte s’il le fallait, pour la convaincre. Pour elle, pour la protéger de moi.

– Si, dis-je d’une voix rauque résonnant dans le ciel, je te tuerai, car je suis la Destruction, je détruirai tout, en m’anéantissant moi-même au passage.

Prix de la nouvelle fantastique : Brasier de Chine

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Catégories : Art

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